Cette traduction de l’Insurpassable Continuité
est le fait d’un disciple-traducteur de Khenpo Tsultrim Gyamtso
Rimpoché. A ce titre elle ne prétend pas à l’orientalisme, à
l’érudition du pur spécialiste, même si la fréquentation des textes
tibétains depuis 20 ans, au hasard des stages avec Rimpoché a sans
doute laissé quelques traces. Mais dans la mesure où Rimpoché a bien
voulu en son temps en désigner le traducteur pour animer des groupes de
réflexion autour de ce texte, celui-ci en tire un peu d’assurance pour
présenter son travail.
S’il y a bien quelque chose que celui-ci a compris aussi -qu’il
aurait dû comprendre en tous cas - grâce au Dharma, c’est
que l’on est rien sans les autres, et cela est valable pour ce travail
qui sans les apports de Katia et Ken Holmes, de Rosie Fuchs, de
François Chenique, et d’autres contributeurs plus épisodiques (Jim et
Birgit Scott, Ari Goldfield…) n’aurait jamais vu le jour.
Pour reprendre la formule classique, s'il subsiste des fautes, et
elles ne manqueront pas, celles-ci sont donc bien miennes. On pourrait
dire aussi, à la suite d’Auguste Comte je crois, qu’il n’y a pas de
vérité première, seulement une erreur ultime. Tandis que de mon côté,
je me sens soulagé en pensant qu’un site web permet de revenir à
l’ouvrage, le lecteur trouvera là de son côté un travail qu’il
aura toute latitude, et l’envie, je l’espère, d’améliorer.
Ceci dit, celui-ci vise un public ouvert, personnes raisonnablement
cultivées mais ordinaires, qui, faute de pouvoir passer autant de temps
que cela le nécessite à étudier la philosophie indo-tibétaine, ont
besoin d’un accès direct et plaisant si possible à ce texte essentiel
de la tradition kagyupa. En conséquence un certain nombre de choix ont
été fait à partir de cette volonté d’accessibilité en terme de
présentation, de style et de cheminement des idées.
Jamgœun Kongtrul Lodreu Thayé utilise souvent la particule ”etc.“
(particule, on peut s’en douter, pratique quand tous les textes étaient
gravés à la main) : nous avons rétabli dans la mesure du possible
la liste des mots concernés. Par exemple, si le texte tibétain
dit : “Le désir, etc.,”, nous avons pris sur nous de
compléter : “Le désir, [la haine, l’ignorance]”.
Traduire en donnant, sinon tous son sens, du moins du sens au
texte racine, pour ceux qui ne voudraient lire que lui, sans l“éventer“
l’apport du commentaire n’est pas la moindre difficulté. Toujours dans
une recherche d’équilibre, nous avons quelquefois inséré un détail
fourni dans le commentaire. Par exemple, la stance 118 traduite
textuellement dit : “[..] en les êtres ordinaires sont enterrés
sous les tréfonds de la tendance habituelle à l’ignorance…“. “êtres
ordinaires“ est trompeur dans la mesure où il est question, suivant
l’enseignement de KTGR (Khenpo Tsultrim Gyamtso Rimpoché), des
Vainqueurs de l’ennemi (arhat), précision que nous avons donc ajoutée
au texte racine. On ne saurait au passage trop rappeler la nécessité,
et l’intérêt, d’aborder les textes sous la tutelle d’un lama formé, qui
en donnera une explication enracinée dans une tradition précise, le
style "télégraphique" du tibétain se prêtant autrement à toutes les
interprétations imaginables.
De plus en plus de pratiquants ayant des notions de tibétain, nous
avons inséré à l’occasion entre parenthèses certaines translittérations
en wylie.
autant pour renseigner, il est vrai, le lecteur que pour faire
comprendre nos choix de traducteurs, question sur laquelle nous
reviendrons occasionnellement.
Dans le chapitre des neuf exemples
de l’élément en particulier, le lecteur pourra s’agacer des répétitions
quasi au mot près d’une stance à l’autre. L’étude textuelle et
historique démontre que le texte racine est constitué d’un certain
nombre de stances très anciennes autour desquelles des écrivains non
identifiés ont greffé au fil des siècles d’autres vers visant à
commenter d’une manière analytique ces premiers écrits. On en trouvera
la liste à la fin du LMDFB.
Ce que l’on veut dire ici c’est que le commentaire dans cette tradition
littéraire n’était pas ennemi de la simple répétition, dans la mesure
où il n’y avait rien de plus à comprendre (?). Les stances
primitives sont assez significatives en elles-mêmes pour
qu’on en repère la plupart même sans cette information philologique.
La
traduction est toujours un délicat équilibre, comme le remarque si bien
Elizabeth Callahan, entre le mot à mot et le sens, peut-être plus
encore dans ce genre de śāstra qui croise logique et poétique
bucolique.
D’un côté nous avons le texte racine, qui est indéniablement un poème,
ce que nous avons restitué avec une versification simple.
Même si celle-ci est très basique, l’extrême concision que demande une
poésie, à travers en particulier l’usage de l’ellipse, rejoint
quelquefois d’une manière saisissante l’expression tibétaine. Par
exemple, on trouvera “le corps de réalité, mûrissement..“. La prose
française oblige tôt ou tard à faire savoir si le corps de réalité,
dans cet exemple, est le fruit du mûrissement ou l’agent
du mûrissement, problème qui n’apparaît pas en tibétain, et que selon
notre expérience, la concision poétique permet d’éviter. Nous
rejoignons S.Arguillère quand il revendique, dans un de ses travaux mis
à disposition on line : “ L’expression française que j’ai choisie me paraît […] suffisamment littérale pour n’ajouter à l’indétermination de la formule tibétaine nulle précision arbitraire. “
Par ailleurs, cette versification vise à permettre une lecture scandée,
voir chantée, du texte suivant en cela la plaisante méthode transmise à
nous par Rimpoché, pour faciliter mémorisation et pratique.
L’approche du commentaire de JKLT est, quant à elle, celle de la
scolastique avec un recours aux outils de la logique. (Il est d’autant
plus émouvant de constater que JKLT ne peut s’empêcher d’y déroger
lorsqu’il s’agit de combattre l’obscurantisme et l’intolérance,
circonstances où sa langue devient plus émotionnelle). Il a fallu là
aussi procéder à un certain nombre de choix. JKLT appose, pour
commenter un mot, son synonyme. Prenons l’exemple d’une phrase qui
dirait : “Le chat noir est sur la table". JKLT commenterait,
suivant en cela une technique très répandue chez les lettrés
tibétains : “Le chat, félin, animal, noir, de couleur sombre, est
sur un meuble, la table“, alors que le bon usage du français semble
requérir un minimum d’enrobage stylistique tel que : “le chat, ce
noir félin repose sur un des meubles, la table". Nous avons donc
enrobé. Il utilise aussi beaucoup la formule : “Soit le chat noir,
il est sur la table. La table est un meuble, donc le chat noir est sur
un meuble". Le mot phyir, “
parce que”, intervient 500 fois dans le texte. Nous avons donc là aussi
un peu changé la syntaxe. (Au passage,je remercie ma chatte, source
d’inspiration illimitée de ce genre de constats).
Si le texte racine a droit à un certain hermétisme, hermétisme, je
crois, qui a permis aux différentes traditions tibétaines de faire leur
ce texte de
manière variée, le commentaire doit être clair.
S’adressant à un public de moines et de disciples, JKLT utilise,
peut-être à titre de consigne de mémorisation, environ 85 fois la
formule : “Il faut savoir (shes bya)".
Nous les avons omises assez souvent. Enfin, l’auteur emploie dans la
fameuse partie des neuf exemples 50 fois le mot “voile”. Si cela
correspond à la rigueur logique de la démonstration tibétaine, en
français il n’y a guère danger d’induire une incompréhension en
traduisant dgrib, utilisé dans un sens très simple, par des
variantes un peu plus plaisantes : “enterré”, pour voilé par la
terre, “enduit” pour voilé par l’argile, “enserré” pour voilé par les
pétales d’un lotus, etc. C’est là un exemple des libertés que nous
avons prises. Il y aurait d’autres exemples de ce type. Pour aller au
plus simple, disons que nous ne nous sommes pas montrés les partisans
d’un mot à mot millimétré quand le sens n’en souffrait pas.
Il est dans un sens dommage d’avoir à rendre accessible un texte ; on
sent bien le risque de le dénaturer. Non seulement le commentaire de
JKLT, s’il était traduit au mot près, ressemblerait à une suite
indigeste de syllogismes, mais de plus nous sommes loin, oh combien,
d’avoir une exacte science du glossaire épistémologique et ontologique
des penseurs tibétains. Exemple pris au hazard, le lecteur pourra se
demander pourquoi la vérité ultime est, comme le dit le texte, "au délà
de l’analyse étymologique",juxtaposition d’idées étrangère à nos
représentations de la vie spirituelle (à l’exception peut-être de la
kabbale). Dans ce cas, nous pouvons risquer l’explication suivante.
Même si le bouddhisme n’est pas en lui-même "égotiste", c’est toujours
dans un cadre méthodologique d’origine indienne qu’il opère pour
défendre sa position vis à vis de ses détracteurs. Or une école
indienne d’importance posait, à la croisée de la grammaire et de la
métaphysique, que le nom des choses ayant une existence propre, accéder
à l’étymologie d’un mot, c’était se rapprocher de la réalité ultime du
phénomène illustré par ce mot. Cette notion d’étude étymologique, même
si le bouddhisme se l'est appropriée dans un but différent, est donc
restée d’importance comme moyen d’accéder à la connaissance du
réel.
Les penseurs tibétains ont même enrichi et donné de nouveaux
développements aux sciences logiques, épistémologiques, etc.,par
rapport à leurs maîtres indiens.
Il faut donc trouver quelque consolation dans l’idée que l’on était voué
dès le départ à une demi-mesure. Ajoutons au passage qu’à cet
éclairage, le travail décrié (pour cause d’hermétismes fréquents) d’un
chercheur comme Stéphane Arguillère, prend toute sa valeur.
Quant à nous, nous nous sommes autorisés à insérer au début de certains
chapitres des remarques en quelques lignes facilitant la compréhension
de concepts originaux selon notre expérience de l’enseignement de KTGR.
On s’attend à ce que le lecteur ait lu auparavant, le Précieux Ornement de la libération, ouvrage dont Rimpoché juge acquise la connaissance avant d’enseigner la Continuité, ou du moins un ouvrage d’introduction générale, un lam rim, de la voie bouddhiste. La Continuité ne revient plus sur des données telles que les trois poisons, les cinq chemins, les dix terres, etc.
Puisse ce travail bénéficier à tous, en ces temps troublés.
Etienne L. Sarlat,France, janvier 2007.